Tabaoda, Anesthesiology 2018; 129:321-8

CONTEXTE

  • L’intubation orotrachéale (IOT) est une procédure standard tant au bloc opératoire (BO) qu’aux soins intensifs (SI)
  • Dans de nombreux pays, les anesthésistes ne sont pas intensivistes et les intensivistes ne sont pas anesthésistes
  • Autant il est indiscutable que les anesthésistes sont les spécialistes de la gestion des voies aériennes, autant ce ne sont pas toujours eux, voire pas du tout eux qui intubent aux SI
  • Les auteurs de l’étude émettent l’hypothèse selon laquelle l’IOT par laryngoscopie directe (LD) aux SI est associées à de plus mauvaises conditions d’intubation et la survenue de plus nombreuses complications en comparaison du BO

CRITÈRE DE JUGEMENT PRINCIPAL

Comparer la difficulté d’intubation orotrachéale par laryngoscopie directe :

  • Définit par la différence de vision glottique en utilisant les grades de la classification modifiée de Cormack-Lehane
  • Pour le même patient
  • À chaque fois par un anesthésiste expérimenté
  • Dans deux contextes différents : au bloc opératoire et aux soins intensifs

CRITÈRES DE JUGMENTS SECONDAIRES

  • Taux d’IOT réussie lors de la première LD
  • Difficultés techniques rencontrées lors de l’IOT :
    • Nombre de tentative d’IOT (= nombre de LD)
    • Difficultés d’IOT rapportées par l’opérateur
    • Recours à des aides pour permettre la réussite de la LD (mandrin souple d’intubation)
  • Incidence des complications survenant au cours de l’IOT :
    • Hypoxémie
    • Hypotension artérielle
    • Intubation œsophagienne

DESIGN DE L’ÉTUDE

  • Prospective
  • Observationnelle
  • Monocentrique
  • Taille de l’échantillon calculée avant la collection des données par le test de McNemar:
    • 161 patients avec pour chacun une IOT au BO puis une autre IOT aux SI dans le mois qui suivait
    • Risque alpha : 1%
    • Puissance = 90%
  • Test du Khi-2 de McNemar utilisé pour ici comparer sur deux échantillons appariés (161 patients intubés au BO et les 161 mêmes patients intubés aux SI) une variable nominale dichotomique
    • Classifications binaires des variables:
      • Grade Cormack-Lehane : I+IIa et > IIa
      • Nombre de tentative de LD : 1 et > 1
      • Difficulté subjective rapportée par l’opérateur : Facile + Difficulté faible et Difficulté modérée + sévère
    • Classifications complètes des variables :
      • Grade Cormack-Lehane : I, IIa, IIb, III, IV
      • Nombre de tentative de LD : 1, 2, 3, 4, …
      • Difficulté subjective rapportée par l’opérateur : Facile, Difficulté faible, Difficulté modérée, Difficulté sévère
    • Test de Wilcoxon utilisé permettant d’affirmer que la distribution des données est la même dans les deux groupes

 PARAMÈTRES DE L’ÉTUDE

  • Hôpital Universitaire de Santiago, en Espagne
  • Données étudiées sur 33 mois du 1er mars 2015 au 30 novembre 2017

POPULATION ÉTUDIÉE

  • Évaluation de tous les patients admis aux SI ayant été intubés par LD aux SI et qui l’avaient également été au cours du mois précédent au BO
  • Exclusion :
    • Femme enceinte
    • < 18 ans
    • Intubation trachéale avec recours à la vidéolaryngoscopie (VL) ou le fibroscope
  • Durant les 33 mois de l’étude :
    • 331 patients intubés aux SI
    • 208 l’avaient été au cours du mois précédent au BO et possédaient les critères d’inclusion
    • 103 intubations ont donc été exclues (33%) :
      • 94 patients n’avaient pas été intubés le mois précédent au BO
      • 4 patients avaient été intubés à l’aide du fibroscope
      • 5 patients avaient été intubés à l’aide d’un vidéolaryngoscope
    • Caractéristiques des patients :
      • Âge moyen = 70 ans
      • Homme = 29%
      • Poids moyen = 75 kg
      • Taille moyenne = 165 cm
      • BMI moyen = 28 kg/m2 et BMI > 30 kg/m2 = 30%
      • Cause la plus fréquente d’IOT au BO = chirurgie cardiaque (44%)
      • Cause la plus fréquente d’admission aux SI = surveillance postopératoire (66%)
      • Cause la plus fréquente d’IOT aux SI = détresse respiratoire (83%)
      • Niveau d’urgence le plus fréquent = nécessité d’une IOT dans les 30 minutes (56%)
      • Recours à la VNI avant l’IOT aux SI = 63% des cas

OPÉRATEURS

  • Anesthésistes séniors
  • Internes d’anesthésie (sous la surveillance d’un anesthésiste sénior) justifiant de deux ans d’expérience au BO
  • Pas de position d’intubation imposée mais la Sniffing position était la plus fréquemment utilisée
  • Choix des drogues d’induction au libre choix de l’anesthésiste

RECUEIL DE DONNÉES COMMUN AU BLOC OPÉRATOIRE ET AUX SOINS INTENSIFS

  • Caractéristiques physiques du patient
  • Score de Mallampati
  • Identification de l’opérateur (anesthésiste sénior ou interne)
  • Type de chirurgie (pour l’IOT au BO)
  • Cause de réintubation, éventuelle utilisation de VNI pour la préoxygénation, urgence de l’intubation (pour l’IOT aux SI)
  • Agent hypnotique
  • Curare
  • Grade Cormack-Lehane
  • Nombre de tentative d’IOT (le réajustement de la position de la lame n’étant pas compté comme une tentative)
  • Utilisation d’aides matérielles à la LD (mandrin souple)
  • Difficultés subjectives rapportées par l’opérateur
  • Complications survenues au cours de la procédure (hypoxémie, hypotension artérielle, intubation œsophagienne)

RÉSULTATS

  • CRITÈRE DE JUGEMENT PRINCIPAL
    • L’IOT aux SI était associée à une plus mauvaise visualisation de la glotte selon la classification modifiée de Cormack-Lehane en comparaison avec la visualisation glottique lors de l’IOT au BO
    • P < 0.001 
Grade Cormack-Lehane I IIa IIb III IV
Intubation aux soins intensifs 116 24 47 19 2
Intubation au bloc opératoire 159 21 16 12 0

  • CRITÈRES DE JUGEMENT SECONDAIRES 
    • Taux d’IOT réussie lors de la première LD
      • BO = 97%
      • SI = 89%
      • P = 0.002
    • Difficultés techniques rencontrées lors de l’IOT
      • Le nombre de tentative d’IOT était plus important aux SI qu’au BO
      • P < 0.001
    • La difficulté subjective rapportée par l’opérateur était plus importante lors de l’IOT aux SI qu’au BO
      • Difficulté modérée ou sévère aux SI = 33/208 (16%)
      • Difficulté modérée ou sévère au BO = 18/208 (9%)
      • P < 0.01
    • L’utilisation d’un mandrin souple était moins fréquente au BO par rapport aux SI (P = 0.002)
    • L’incidence des complications per-IOT étaient plus importantes aux SI
      • SI = 76/208 (37%)
      • BO = 13/208 (6%)
      • P < 0.001
  • L’IOT était significativement plus difficile, requérait plus souvent l’utilisation d’un mandrin souple avec la LD et demandait plus de tentative lorsque progressait le grade Cormack-Lehane

CONCLUSION DES AUTEURS

Les intubations par laryngoscopie directe, aux soins intensifs par rapport au bloc opératoire, sont plus difficiles et se compliquent plus souvent.

FORCES DE L’ÉTUDE

  • Hypothèse originale et simple
  • Bonne définition des critères de jugement principal et secondaires avec des réponses claires apportées
  • Hôpital universitaire reconnu
  • Étude prospective

LIMITATIONS DE L’ÉTUDE

  • Étude monocentrique
  • Étude observationnelle avec la récolte de données subjectives pouvant amener à sous-estimer les complications et difficultés rencontrées
  • Toutes les IOT de l’étude que ce soit au BO ou aux SI ont été réalisées par des anesthésistes séniors ou des internes expérimentés sous le contrôle d’anesthésistes séniors
  • Les soins intensifs de l’étude sont des soins intensifs chirurgicaux
  • Les opérateurs même s’ils sont tous anesthésistes ne sont pas les mêmes au BO et aux SI
  • Il n’existe pas de protocoles d’IOT, de prévention ou d’anticipation des complications et difficultés pouvant être rencontrées dans cette étude alors qu’il est aujourd’hui clairement démontré qu’ils permettent une franche limitation des complications

LE MOT DE BLOCKCHOC

Je travaille dans un pays, la Suisse, dans lequel les anesthésistes ne sont pas nécessairement intensivistes (seul 6 mois de soins intensifs sont nécessaires pour valider la spécialité d’anesthésie) et dans lequel les intensivistes ne sont pas nécessairement anesthésistes (seul 12 mois d’anesthésie sont nécessaires pour valider la spécialité des soins intensifs).

L’intérêt de cette étude réside, je pense, dans le fait qu’elle met en lumière le fait qu’il est plus compliqué d’intuber un patient aux soins intensifs qu’au bloc opératoire.

Et très loin de moi la volonté de dire qui a la plus grosse ou qui pisse le plus loin.

Il est assez unanimement reconnu que le patient de soins intensifs est à considérer comme possiblement difficile à intuber par sa seule présence dans le service.

Parce qu’il est en acidose, parce qu’il est hypotendu, parce qu’il est hypoxémique, parce qu’il a moins de réserve, parce qu’il désaturera toujours plus vite, parce qu’il est toujours considéré estomac plein, parce qu’il n’y a jamais suffisamment de place derrière son lit, parce qu’on y voit rien, parce qu’on a toujours le moteur du lit dans les pieds et qui fait que l’on a l’impression d’être en hyperextension pour tenter de voir la glotte et SURTOUT PARCE QUE L’ON INTUBE MOINS SOUVENT.

L’une des limites majeures de cette étude est justement que l’on compare l’IOT au bloc opératoire avec l’IOT dans des soins intensifs CHIRURGICAUX. On peut imaginer dans ce cas, comme c’est souvent le cas dans les grands centres universitaires en France par exemple, que les opérateurs de l’IOT aux soins intensifs chirurgicaux sont également opérateurs de l’IOT au bloc opératoire. Cela fait d’eux de réels anesthésistes-et-intensivistes avec les compétences de l’anesthésiste et celles de l’intensiviste (je ne pinaillerai pas sur le fait que vous pourriez me dire que les patients des SI chir ne sont pas ceux des SI med, le débat s’éterniserait…).

Cette limite est, peut être, également une force importante. Car, même dans cette situation idéale, où l’anesthésiste et également intensiviste, les intubations sont plus difficiles avec la survenue de plus de complications.

Imaginons alors, un pays comme la Suisse où l’intensiviste n’est le plus souvent pas anesthésiste, mais aussi comme la Belgique, comme l’Allemagne, comme le Royaume Uni, comme les USA et comme la France où finalement la plupart du temps l’anesthésiste travaille au BO et l’intensiviste aux SI.

Vous aurez certainement compris là où je veux en venir. Sur la très nécessaire collaboration et le partage d’expertise pour le bien du patient.

Face à un patient qui doit être intubé pour une pneumonie hypoxémiante, et qui plus est, est barbu, obèse avec un cou court, qui sature difficilement sous masque à haute concentration, avec une acidose métabolique lactique et une hypotension il sera certainement intéressant de réunir les compétences de l’intensiviste en charge du malade avec celles de l’anesthésiste.

L’inverse est également vrai. Bien que cela puisse faire grincer des dents, pourquoi ne pas imaginer un intensiviste aider un anesthésiste à stabiliser un patient au bloc opératoire avant une chirurgie ne pouvant souffrir d’aucun délai.

 

On fait bien ce que l’on fait souvent. Donc à moins de faire souvent les deux, ouvrons nos services pour que l’anesthésiste vienne aider l’intensiviste aux SI et que l’intensiviste vienne aider l’anesthésiste au BO. Uniquement lorsque c’est nécessaire, je ne crois pas encore au licorne…

 

2 thoughts on “BLOC OPÉRATOIRE VERSUS SOINS INTENSIFS : CONDITIONS D’INTUBATION

  1. Tout à fait d’accord avec la conclusion. Je pense qu’il faudrait distinguer les “voies aériennes difficiles” où la compétence de l’anesthésiste est primordiale, de “l’intubation difficile” qui comprend l’ensemble du processus avant, pendant et après l’intubation, pour lequel la mise en place du tube ne représente qu’une petite partie (et pas forcement la plus difficile). Je pense que l’intensiviste a une expérience différente et souvent solide sur ces cas où il ne suffit pas uniquement d’intuber mais de gérer la pré induction (notamment pré oxygénation), l’induction chez des patients parfois très instables HD, et surtout la post intubation avec le réglage du respi !

    1. Salut Xavier,
      Merci de ton commentaire.
      Pour préciser, il faut reconnaître que bon nombre d’anesthésistes sont parfaitement à même de gérer les situations les plus complexes.
      Mais au même titre que l’intensiviste réalise par essence beaucoup moins d’intubation que l’anesthésiste et qu’ainsi son aide peut lui être profitable, envisager un couple anesthésiste-intensiviste et ce même au bloc opératoire si c’est là que le patient est pris en charge et stabilisé, me semble être quelque chose à penser.
      Encore une fois, pour la forme, je précise qu’il n’y a pas de question d’égo ici et cette collaboration ne peut que servir la sécurité du patient.
      A bientôt.
      Alexandre.

Leave a Reply